Chroniques

LA PLUME DU FAUCON

Vous trouverez ici plusieurs articles traitant principalement des tendances sociales reliées à la vie de couple. M. Leblanc est chroniqueur pour divers journaux et magazines et son style d’écriture a beaucoup fait parler de lui. Sujets chauds, saupoudrés d’humour, il aura bonne plume pour chacun des lecteurs.

CHRONIQUE
Ménages québécois: faites-vous partie de la classe moyenne? (publiée le 12 juin 2017)
Les politiciens s'en font les défenseurs. Ses membres se disent étranglés. Mais qu'est-ce que la classe moyenne? Et se porte-t-elle moins bien? Une auscultation.
D'abord, pensez-vous en être ?
Avant de commencer, posez-vous la question : pensez-vous faire partie de la classe moyenne ? Sinon, dans quelle classe sociale vous situez-vous ?
Ça y est ? Votre idée est faite ?

Commençons.
La perception
L'appartenance à la classe moyenne est d'abord une question de perception. À tort ou à raison, de moins en moins de Canadiens ont le sentiment d'en faire partie.
À intervalles réguliers depuis 2002, la firme de sondage Ekos a demandé aux Canadiens à quelle classe sociale ils pensaient appartenir : la classe supérieure (ou revenus élevés), la classe moyenne, la classe ouvrière (working class), les faibles revenus.
Quelle proportion des Canadiens estime faire partie de la classe moyenne ?
En 2002 : 67 %
En 2014 : 47 %
Source : Ekos
La classe moyenne : celle qui a des moyens moyens
Autre problème : comment la définir ? La classe moyenne est un concept flou, au centre mou et aux contours indistincts. Difficile, dès lors, de savoir si on en fait partie. Plusieurs approches se concurrencent.
Sociologique
La classe moyenne peut se définir en fonction du type de profession, du mode de vie, des valeurs, du patrimoine, de l'accès à la propriété. Certains la définissent - par défaut - comme cette classe aux valeurs consensuelles qui s'insère entre la classe supérieure (chefs d'entreprise, professions libérales, cadres supérieurs) et les classes d'ouvriers et d'employés faiblement rémunérés.
Économique
Les critères économiques permettent de tracer des limites plus précises, quoique définies par convention.

-En valeur absolue (revenu de 30 000 $ à 70 000 $, par exemple).
-En proportion fixe : elle pourrait inclure les trois quintiles centraux de la distribution des revenus (du 20e au 80e percentile, ce qui regroupe 60 % des ménages).
-Une fourchette centrée sur le revenu moyen ou le revenu médian.
Le revenu moyen présente le défaut d'être tiré à la hausse par les très hauts revenus. Le revenu médian est plus représentatif. Si on plaçait tous les ménages par ordre croissant de revenus, ce serait le revenu du ménage qui se trouve à l'exact milieu de la file.
De nombreuses études utilisent le barème suivant : la classe moyenne regroupe les ménages qui gagnent entre 75 % et 150 % du revenu médian.
Prenons un exemple simple et une devise fictive : si le revenu médian des ménages était de 100 000 bidous lors d'une année quelconque, la classe moyenne comprendrait alors les ménages qui gagnent entre 75 000 et 150 000 bidous.
Cette approche permet de comparer la proportion des ménages qui répondent à cette définition à diverses époques. Elle est utilisée dans l'étude La classe moyenne au Québec s'érode-t-elle vraiment ?, publiée en novembre dernier par deux chercheurs de l'Université de Sherbrooke, François Delorme et Suzie St-Cerny.
Membre de l'équipe ?
Faites-vous partie de la classe moyenne ?
Aux fins de comparaison, nous reprendrons la méthodologie de l'étude La classe moyenne au Québec s'érode-t-elle vraiment ?
Le revenu de marché médian pour les particuliers québécois en 2010 (revenus d'emploi, d'entreprise et de placement, sans les transferts et prestations et avant impôts) en 2010 pour le Québec : 28 990 $.
La classe moyenne pour un particulier, sur la base du revenu de marché, avant impôts (2010) : 
Entre 21 743 $ et 43 487 $ 
Mais qu'en est-il des couples avec ou sans enfants, des familles monoparentales ?
Dans leur étude La classe moyenne au Québec s'érode-t-elle vraiment ?, les chercheurs François Delorme et Suzie St-Cerny utilisent plutôt le revenu médian après impôts et transferts.
Ils appliquent un facteur d'ajustement pour la taille du ménage : les revenus sont divisés par la racine carrée du nombre de personnes du ménage (diviseur de 1,73 pour une famille de 3 personnes, diviseur de 2 pour une famille de 4, etc.). « Sans cela, une personne seule et une famille avec plusieurs enfants, avec des revenus identiques, n'auraient pas la même qualité de vie et ne pourraient être comparées », explique Suzie St-Cerny. « Nous classons ensuite les ménages selon l'ordre croissant de ce revenu ajusté pour trouver le revenu médian de l'ensemble des ménages. Puis, nous appliquons le 75 % et 150 % pour trouver les bornes de la classe moyenne. »
La classe moyenne selon le revenu, après impôts et transferts, ajusté à la taille du ménage (2010) : 
De 23 575 $ à 47 152 $
Comment se porte la classe moyenne ?
Quelques questions, plusieurs réponses.
La classe moyenne s'est-elle érodée ?
OUI
Selon les revenus de marché, proportion des ménages faisant partie de la classe moyenne.
En 1976 : 36,8 % des ménages
En 1996 : 25,2 %
En 2010 : 29,4 %
NON
Si on utilise les revenus après impôts et transferts
En 1976 : 45,8 % des ménages
En 1996 : 44,2 %
En 2010 : 46,7 %
« On voit que la fonction redistributrice de l'État québécois fonctionne. Mais est-ce ce qu'on veut ? La différence entre le Québec et les pays scandinaves, c'est qu'il y a un consensus social beaucoup plus fort là-bas. »
François Delorme
La classe moyenne s'est-elle enrichie ?
Selon la définition retenue, il s'agit de vérifier si le revenu médian a progressé davantage que l'inflation. Réponse :
NON
... si on ne considère que les revenus du marché (revenus d'emploi, d'entreprise et de placement, avant impôts et transferts).
En tenant compte de l'inflation, le revenu du marché médian réel n'a crû que de 0,1 % par année entre 1976 et 2010. Il n'a fait que se maintenir.
Revenu de marché médian réel (en dollars constants), ajusté pour la taille de la famille :
1976 : 28 150 $
2010 : 28 991 $
OUI
... si on regarde plutôt le revenu médian réel après impôts et transferts.
En dollars constants - donc en tenant compte de l'inflation -, il a crû de 0,9 % par année entre 1976 et 2010.
Revenu médian réel après impôts et transferts (en dollars constants), ajusté pour la taille de la famille :
1976 : 23 319 $
2010 : 31 435 $
« Est-ce que la classe moyenne s'enrichit ? Le revenu moyen de ces personnes a augmenté depuis 1976, contrairement à ce qu'on dit. »
François Delorme
Mais l'écart avec les plus riches s'est-il accru ? 
OUI
Entre 1976 et 1980, le revenu après impôts et transferts du 95e percentile se maintenait à environ 2,16 fois le revenu médian. Entre 2007 et 2011, ce ratio oscillait autour de 2,27.
« Ce ratio a augmenté, observe Stéphane Crespo, chercheur à l'Institut de la statistique du Québec. Les riches se sont enrichis à un taux plus élevé que la classe moyenne. Ce phénomène est plus accentué en Ontario et au Canada qu'au Québec. Les pentes des courbes de tendance le montrent. »
Graphique linéaire avec ligne de tendance : L'écart avec les riches s'est-il accru ?
La classe moyenne est-elle trop lourdement imposée ?
On entend souvent dire que la classe moyenne étouffe sous les impôts. Or, selon l'approche de François Delorme et Suzie St-Cerny, ce sont justement ces impôts, une fois redistribués, qui ont permis de maintenir la classe moyenne au Québec.
Tableau : Quel est l'effet de la fiscalité et des transferts gouvernementaux ?
« L'aspect redistributif du modèle québécois est extrêmement efficace à ce niveau-là. Il y a toujours la perception que la ponction fiscale est importante, mais si elle est importante, c'est parce que des services sont donnés. Est-ce qu'on veut ces services ? Peut-être pas, mais il est important de faire le cercle au complet. »
François Delorme
La classe endettée ?
Alors, comment se porte la classe moyenne ?
« Les gens aiment bien avoir une attitude un peu misérabiliste sur la classe moyenne, mais non, elle n'est pas misérable du tout, commente Pierre Fortin, professeur émérite en sciences économiques à l'UQAM. Son revenu a considérablement augmenté au cours des 15 ou 20 dernières années. »
Mais la perception est tout autre.
« Vous posez la question dans un sondage aux gens de la classe moyenne : comment vous sentez-vous sur le plan du revenu ? Les gens vont tous vous dire qu'ils sont pris à la gorge. Il faut le comprendre et l'expliquer. Mon explication est bien simple. Elle a été donnée, il y a quelques années par un des plus grands économistes québécois, qui s'appelle Gilles Vigneault. Il a fait une chanson qui disait : tout le monde est malheureux tout le temps. Pourquoi ? Parce que tout le monde il veut de l'argent tout le temps. Les ambitions financières des gens dépassent toujours de 20 000 $ leur revenu disponible. »
« Ça explique aussi pourquoi ils s'endettent, ajoute-t-il. Il y a beaucoup de dettes dans la classe moyenne. »
C'est sans doute le principal défi auquel elle fait face. La classe moyenne gagne peut-être davantage qu'il y a 30 ans, mais elle dépense plus encore. Trop ?
Marc-André Gauthier, analyste pour le patrimoine financier à l'Institut de la statistique du Québec, vient tout juste de publier une étude sur l'endettement des familles du Québec, en comparaison de l'Ontario et du Canada. « L'indicateur le plus problématique est le ratio de l'endettement sur le revenu disponible, dit-il. Il faut considérer cet indicateur avec beaucoup de précautions, mais il indique que l'endettement est devenu un comportement central pour comprendre la dynamique de consommation et d'achat. Les gens doivent passer par l'endettement beaucoup plus qu'avant afin de maintenir leur niveau de vie. »
Ratio des dettes sur le revenu disponible des ménages
Canada : 162,6 % (troisième trimestre 2014, Statistique Canada)
Québec : 146,4 % (fin 2014, Études économiques Desjardins)
Bien entendu, l'emprunt immobilier est la principale créance. Les faibles taux d'intérêt ont favorisé l'endettement hypothécaire, mais ils ont en même temps maintenu le service de la dette des ménages (le paiement des intérêts) à des niveaux relativement stables. « L'endettement est plus élevé, mais les taux d'intérêt ont fait en sorte que c'est supportable, résume Marc-André Gauthier. Évidemment, s'il y avait une forte hausse des taux d'intérêt, il y a de très bonnes chances que la situation actuelle serait difficile à soutenir. »
L'endettement hypothécaire est une forme d'investissement qui entraîne un accroissement des actifs. Or, le ratio de l'endettement sur les actifs, qui permet de mesurer l'importance relative de l'endettement, est relativement stable.
Ratio de l'endettement sur les actifs des ménages québécois
Ensemble des ménages
1999 : 11,9 %
2012 : 12,7 %
« La situation n'a pas évolué énormément entre 1999 et 2012, observe Marc-André Gauthier. Seule la tranche des revenus de 50 000 $ à 75 000 $ (après impôts) a connu une hausse de l'endettement. »
Ratio de l'endettement des ménages avec revenus après impôts de 50 000 $ à 75 000 $
1999 : 13,7 %
2012 : 17,5 %
La tendance est plus marquée chez les ménages avec une hypothèque : dans la tranche de revenus de 50 000 à 75 000 $ après impôts, le ratio s'établissait à 31,6 % en 2012, contre 26,9 % en 1999. Bref, dans cette tranche de revenu, la situation se dégrade.
« Est-ce qu'on peut considérer que c'est la classe moyenne ? »
On n'en est pas loin.
Comment se compare-t-on ?
Deux façons de voir les choses. Sur la base du revenu familial médian avant impôt, la classe moyenne québécoise gagne moins que son équivalent canadien.
Revenu familial médian au Canada en 2012 : 74 540 $
Revenu familial médian au Québec en 2012 : 70 480 $
Mais si on considère la proportion des ménages qui font partie de la classe moyenne (sur la base du revenu médian après impôts et transferts), le Québec a dépassé le Canada.
Québec
1976 : 45,8 % des ménages dans la classe moyenne
2010 : 46,7 %
Canada
1976 : 45,8 %
2010 : 43,1 %
« La classe moyenne semble beaucoup plus stable au Québec quand on tient compte du revenu après impôts et transferts. » - François Delorme
La classe moyenne a-t-elle changé ?
OUI
En 1976, les familles traditionnelles, avec deux parents, comptaient pour la moitié des ménages de la classe moyenne. En 2010, ils n'en constituaient plus que le quart.
De qui se compose la classe moyenne ?
« La classe moyenne, ce n'est plus le couple avec deux enfants. Elle est beaucoup plus hétérogène. Quand un politicien dit : «Voici une mesure qui va favoriser la classe moyenne», ce n'est plus ça. Il faut un arsenal de mesures, parce qu'on a besoin de toucher les monoparentaux, les personnes âgées, les couples sans enfant... » - François Delorme
Où sont passées les familles traditionnelles ?
Les familles biparentales sont deux fois plus nombreuses qu'en 1976 dans la catégorie des revenus élevés. Elles sont nettement moins présentes dans les faibles revenus.
« Les couples avec enfants sont favorisés et ont bénéficié du système distributif. » - François Delorme
Où se trouvent les familles monoparentales ?
Depuis 1976, la majorité des familles monoparentales sont passées des faibles revenus à la classe moyenne.
Comment se compare-t-on ?
Deux façons de voir les choses. Sur la base du revenu familial médian avant impôt, la classe moyenne québécoise gagne moins que son équivalent canadien.
Revenu familial médian au Canada en 2012 : 74 540 $
Revenu familial médian au Québec en 2012 : 70 480 $
Mais en proportion des ménages qui font partie de la classe moyenne, le Québec a fait meilleure figure que le Canada, si on considère les revenus après impôts et transferts.
Canada
1976 : 45,8 %
2010 : 43,1 %
Québec
1976 : 45,8 %
2010 : 46,7 %
« La classe moyenne semble beaucoup plus stable au Québec quand on tient compte du revenu après impôts et transferts. » - François Delorme


Par : Marc Tison

Sur : affaires.lapresse.ca